jeudi 12 novembre 2015

Les publicitaires se sont-ils vraiment fourvoyés dans le numérique ?


Trop nostalgique et trop simpliste, la tribune au vitriol de Ian Leslie rappelle néanmoins combien la publicité reste un art subtil et fragile

Ces derniers jours, une tribune-fleuve signée Ian Leslie a fait le tour des médias sociaux. Et pour cause : ce papier au vitriol, intitulé « How the mad men lost the plot », déplore la fin de la « grande publicité ». Pour Leslie, les annonceurs et leurs agences se seraient fourvoyés ces quinze dernières années, leurrés par les promesses de ROI et d’interactivité des supports numériques.
La thèse de Leslie est intéressante en ce qu’elle suscite le débat et fait écho à une opinion de plus en plus répandue — ou de plus en plus audible — chez les directeurs marketing. Et si, finalement, le Digital n’était qu’un miroir aux alouettes qui nous a conduit à oublier les fondements-mêmes de ce qui fait une belle campagne ?

Cependant, cet article me semble extrêmement simpliste.

Tout d’abord, il est trop empreint de nostalgie pour un supposé « âge d’or de la publicité » qui se serait étiré des années 70 aux années 90. Décidément, les périodes fastes sont toujours derrière nous, pas de bol ! Pour appuyer ses propos, Leslie rapporte avec gourmandise ceux de la légende de la pub Jeff Goodby, qui aurait trouvé le dernier festival des Cannes Lions ennuyeux et comparable à un salon dédié aux professionnels de la couverture. J’ai eu la chance de me rendre à Cannes cette année, où j’ai pu assister à la « conférence » donnée par Goodby et son associé Rich Silverstein. En lieu et place d’une keynote inspirante, le public a eu droit à une discussion de trois quarts d’heure durant laquelle les deux compères ont tranquillement descendu une bouteille de vin en enchainant les anecdotes sur leurs exploits passés. C’était sympathique mais paresseux. Jeff Goodby incarne un modèle de publicité que nous aimons tous : de la folie, des « big ideas » vraiment « big » et des ambitions plus grandes encore. C’est ce même modèle qui a pu nous pousser à envisager une carrière dans la publicité. Mais c’est un modèle voué à se transformer, qui est désormais défendu par une génération de pubards un peu trop accrochés à leurs souvenirs.

Par ailleurs, le papier de Ian Leslie est un véritable panégyrique à la Télévision. Et les panégyriques sont rarement tout à fait honnêtes… Certes, la TV demeure encore aujourd’hui le média le plus puissant et l’un des plus ROIstes. Mais le petit écran décrit par Leslie, c’est celui de la publicité « I’d like to teach the world to sing » lancée en 1971 par Coca-Cola, celui du Superbowl ou celui des publicités de Noël de John Lewis. Commençons par comparer les meilleures audiences Nielsen aux Etats-Unis en 1971–1972 et celles de 2014–2015 :





La part de marché des plus grosses émissions a été divisée par trois en quarante ans ! Aujourd’hui, la fragmentation des publics rend plus difficile la création et la diffusion de méga-campagnes comme celles que regrette Leslie.

Par ailleurs, si le Superbowl continue de rassembler plus de 100 millions de personnes par édition, son caractère totémique vient justement du fait qu’il n’a lieu qu’une fois l’an — et qu’il s’agit bien du seul moment où les téléspectateurs regardent volontairement des spots qui ont été créés pour l’occasion… De même, le succès de John Lewis est indéniable mais il est entièrement construit sur la période des fêtes, courte et propice aux dispositifs médias spectaculaires. La chaîne de grands magasins a investi quelque 7 millions de Livres en média sur cette seule campagne ! Autant dire que la télé de Ian Leslie est au mieux une rareté, au pire un lointain souvenir…

Par ailleurs, Leslie souligne que 87% de l’écoute TV se ferait en live au Royaume-Uni. C’est peut-être vrai, mais c’est passer sous silence les 13% restants et ignorer les bouleversements actuels des usages TV, qui se font de plus en plus délinéarisés et individuels. On s’oriente probablement vers un monde TV à deux vitesses : une immense majorité de programmes regardés « à la carte » et une poignée de programmes événements capables de réunir de larges audiences au même moment, et au même endroit, qui se feront de plus en plus rares et convoités par les annonceurs.

Autre problème : pour appuyer son réquisitoire anti-Digital, Ian Leslie s’appuie sur les recherches du professeur Byron Sharp, qui a montré dans son essai How Brands Grow que les marques ont, contre toute attente, intérêt à essayer de recruter très largement des acheteurs occasionnels plutôt que de tout miser sur leurs consommateurs fidèles. Pour Leslie, les supports numériques sont incapables de recruter de manière large puisqu’ils s’adressent aux personnes déjà clientes ou du moins déjà intéressées par le produit. Cette affirmation est particulièrement surprenante lorsque l’on connaît l’incroyable variété des leviers numériques. Bien évidemment, une recherche Google ne sert pas vraiment à faire de la présence à l’esprit. Mais quid d’une campagne sur Instagram, d’un habillage événementiel d’une homepage ou d’une vidéo en pré-roll, calibrés en fonction du profil de l’utilisateur ? Réduire le rôle du Digital à « entretenir la relation avec le consommateur existant » est un peu grossier.

Au-delà, Leslie montre que la publicité TV revient à « gaspiller de l’argent pour mieux en gagner », c’est-à-dire à adresser un message à une cible bien plus large que les vrais acheteurs potentiels en misant sur des retombées futures. C’est une démonstration assez juste mais qui pourrait très bien s’appliquer aux pages Facebook que l’auteur voue pourtant aux gémonies. Sur les 94 millions de fans de Coca-Cola, peu sont de véritables « fans » achetant tous les jours une bouteille de deux litres. En revanche, beaucoup sont des consommateurs occasionnels exposés de temps à autres à un message de la marque.

Enfin, en opposant frontalement Digital et Télévision, Ian Leslie reste bloqué sur un modèle publicitaire en silos dans lequel les campagnes ne sont jamais intégrées. Un véritable non-sens en 2015, où les points de contacts sont plus que jamais connectés entre eux et se complètent. Une campagne TV comme « Man on the moon » de John Lewis, qui succède à « Monty the Penguin », a d’abord été lancée sur Youtube et Facebook, où elle cumule plus de 17 millions de vues en moins d’une semaine. Et la marque a pris soin de l’accompagner d’une application pour smartphone et de nombreuses actions sur les réseaux sociaux…

***

On le voit : la tribune de Ian Leslie est très fragile par de nombreux aspects. En revanche, elle vise très juste sur un point.

Ce point, c’est que la mesure parfaite de la publicité n’existe pas. Cela fait des décennies que les marketeurs tentent de comprendre ce qui marche ou ne marche pas en publicité grâce à diverses techniques : observation des comportements des consommateurs, sondages, économétrie, neurosciences et plus récemment l’analyse à grande échelle des données numériques. Avec plus ou moins de succès… La révolution numérique, et a fortiori celle des Big data, porte une nouvelle fois l’espoir d’une publicité érigée en science exacte et infaillible. Néanmoins, et comme le souligne l’auteur, il est impossible d’atteindre un telle objectivité car la publicité est soumise à bien trop de facteurs humains et donc subjectifs.

Au-delà, si la quête d’instruments de mesure toujours plus précis est nécessaire, elle doit rester un moyen plus qu’une fin. En effet, céder au sirènes de la pure technique, c’est risquer la destruction de valeur et s’exposer tôt ou tard à être dépassé par un concurrent plus malin, plus souple et plus rapide…

Par ailleurs, tout miser sur la technique pousse aussi à faire des choix stratégiques court-termistes et instables. Or, construire une marque et lui donner une place dans le quotidien des consommateurs prend du temps et exige beaucoup de patience. Réduire une stratégie publicitaire aux seuls outils de mesure en temps réel nuit à la cohérence de marque et donc, sur le long terme, à son business. En d’autres termes, la publicité ne doit pas chercher à être une science de l’instant et accepter qu’elle tient plus de l’artisanat, avec sa part de faiblesses mais aussi sa part de beauté.